Cedar Centre For Legal Studies
By Marie Kortam| 02/03/2023
The original opinion piece was published in the French language on the the Conversation website.
Le 6 février 2023, à l’occasion de la Journée internationale de la commémoration des morts et des disparus en mer et aux frontières, j’ai assisté à Tripoli, au Liban, à un rassemblement et à une réunion organisés par un certain nombre d’organisations de la société civile locales et internationales.
Celles-ci ont rappelé à cette occasion le destin tragique qu’ont connu de nombreux migrants illégaux ayant voulu rejoindre l’Europe par la mer Méditerranée au cours de ces dernières années.
En effet, chaque année, des centaines de Libanais, mais aussi de Syriens et de Palestiniens réfugiés au Liban, prennent la mer sur des embarcations souvent très fragiles afin d’échapper aux très difficiles conditions économiques que subit actuellement le pays. Ils cherchent de l’espoir, un avenir meilleur, une stabilité, mais surtout et avant tout la dignité.
Cet article présente une tentative d’analyse anthropologique de cette immigration particulière. Sans juger les familles qui risquent leur vie et celle de leurs enfants, il s’agit de comprendre leurs motivations dans une dimension cognitive. Les dimensions politiques, économiques et sociales, ainsi que les réseaux des passeurs méritent une autre étude.
Un récent rapport de l’UNICEF estime que, au Liban, 2,3 millions de Libanais vulnérables, de réfugiés palestiniens et de migrants essentiellement syriens, dont 700 000 enfants, sont confrontés à une crise humanitaire et à des privations multiples. Il ressort également de cette enquête que 30 % des jeunes Libanais (âgés de 15 à 24 ans) ont abandonné leurs études pour chercher un emploi, tandis qu’environ 41 % d’entre eux estiment que ce n’est qu’en s’installant à l’étranger qu’ils pourront trouver du travail.
Le nombre de Libanais cherchant à quitter le pays est en constante augmentation depuis le début de la crise économique en 2019. Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, 38 bateaux transportant plus de 1 500 passagers ont quitté illégalement le pays par la mer en 2021.
Le 23 avril 2022, un bateau transportant environ 84 personnes a coulé au large de Tripoli, au Liban. L’armée libanaise a recueilli 45 survivants et sept corps ont été retrouvés, dont un bébé de 40 jours, tandis que les passagers restants sont toujours portés disparus à ce jour.
Le 21 septembre 2022, un bateau transportant environ 150 personnes a coulé près de l’île d’Arwad, au large de Tartous en Syrie au nord du Liban. Les opérations de recherche et de sauvetage ont confirmé qu’au moins 70 personnes ont trouvé la mort dans le naufrage.
Le 31 décembre 2022, l’armée libanaise, en coopération avec la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL), a secouru plus de 200 migrants après qu’un bateau les transportant a coulé au large de la région de Selaata au Liban, dont la plupart seraient des Syriens. Après avoir été secourus, la plupart d’entre eux ont été illégalement expulsés et remis aux autorités syriennes.
La crise économique et financière qui a débuté en octobre 2019 a été exacerbée par le double impact de l’épidémie de Covid-19 et de l’explosion du port de Beyrouth en août 2020.
Selon le Lebanon Economic Monitor du printemps 2021, la crise économique et financière du Liban se classe parmi les pires crises économiques mondiales depuis le milieu du XIXe siècle. Le PIB nominal a chuté de près de 52 milliards de dollars en 2019 à un montant estimé à 23,1 milliards de dollars en 2021. La contraction économique prolongée a entraîné une baisse marquée du revenu disponible. Le PIB par habitant a chuté de 36,5 % entre 2019 et 2021, et le Liban, pays à revenu intermédiaire supérieur depuis près de 25 ans, a été reclassé par la Banque mondiale dans la catégorie des pays à revenu intermédiaire inférieur.
Dans ce contexte, les droits sociaux et économiques de la majorité des Libanais ne sont plus garantis, les familles à faible revenu étant les premières victimes. Une étude de Human Rights Watch met en lumière les niveaux alarmants de pauvreté et d’insécurité alimentaire au Liban en raison de la baisse de l’activité économique, de l’instabilité politique et de l’augmentation du coût de la vie. Selon HRW, la réponse des autorités ne garantit pas le droit de chacun à un niveau de vie suffisant, y compris le droit à l’alimentation, alors que 90 % des foyers libanais vivent avec moins de 377 dollars par mois. Le système de protection sociale du Liban est très fragmenté, laissant la plupart des travailleurs informels, les personnes âgées et les enfants sans aucune protection, et renforçant les inégalités sociales et économiques.
La notion de crise, en tant qu’expérience dans des domaines recouvrant tous les registres de la vie individuelle ou sociale, réclame une analyse susceptible de dégager les caractéristiques et les dynamiques qui la spécifient. Dans son article « Crise(s) » paru dans Les Cahiers de psychologie politique, la spécialiste de psychologie sociale Jacqueline Barus-Michel décortique les différentes phases de la crise économique de 2008, caractérisées par un brusque retour du refoulé entraînant défaillance de symbolisation et déferlement d’un imaginaire négatif incontrôlable. Elle indique que la crise a des effets de contamination sur les unités sociales ou les systèmes affectés de proche en proche par la dérégulation. Les symptômes psychiques et sociaux de l’anomie se manifestent sur les modes dépressifs et violents.
Les crises sociales, politiques et économiques ne sont crises que parce que chaque fois elles affectent des personnes, des groupes, des populations dans leur vie matérielle, psychique et relationnelle. Dans le cas libanais, l’intervention des événements déclencheurs de l’explosion du port, de la crise de Covid-19 et de la crise économique a signé l’irruption d’une réalité refoulée « contredisant l’imaginaire et le mode de fonctionnement qui en découlait ». Au niveau des sujets, la crise s’est manifestée par une désorientation et une transgression qui a donné lieu à ces vagues d’émigration par la mer. Au niveau de l’unité sociale, elle a suscité le désinvestissement, un sentiment d’insécurité, des conduites au coup par coup, dans l’immédiateté, le défaut de projet, et le développement de l’esprit de fuite.
Les conséquences psychologiques de la crise sont partagées par les Libanais et les réfugiés syriens et palestiniens. Devant cette réalité, l’appartenance nationale s’efface. Leurs intérêts convergent dans la recherche d’une sortie digne pour une vie digne. Ces individus et familles ne trouvent plus leur place au Liban et vont à la recherche d’autres places ailleurs, optant pour une stratégie de risque dans une « société du risque » (Beck, 1992) où prime le sentiment d’insécurité. Pour Ulrich Beck, le risque peut être défini comme une façon systématique de traiter les dangers et insécurités induits et introduits par la modernité elle-même.
Cette migration illégale comme sortie logique est choisie par ces populations, au risque de perdre la vie. Elles sont ainsi vues par leurs pairs et les détenteurs de pouvoir comme produisant leurs propres (nouveaux), risques, dangers, contingences et formes d’insécurité. Sur le plan social et politique, elles semblent réclamer une nouvelle forme de relation entre le pays (ou le lieu de résidence) et l’ailleurs. La crise a produit un processus d’individualisation croissant à la suite duquel les individus se sont réunis en nouveaux réseaux revendiquant une plus grande marge de liberté et d’autonomie. Ces voyageurs illégaux aspirent à une émancipation par un passage à l’acte risqué, mais conscient. Leur conviction qu’il existe une vie meilleure ailleurs donne un sens à leur acte.